Serge Boimare : Apprendre à penser avec Hermès

Dans cet article, Serge Boimare explique la médiation culturelle à travers le portrait saisissant d’un élève en grande difficulté. Cet article est extrait du guide pédagogique de la mallette « Apprendre avec Hermès ».

Hermès, un modèle pour Kévin

Kévin aime beaucoup Hermès, parce qu’il a des super pouvoirs, qu’il aimerait bien posséder lui aussi. Hermès peut voler et il peut revenir dans le passé, Hermès est immortel et il peut connaitre le futur, c’est encore mieux que Superman.

Mais Kévin aime bien Hermès aussi, parce qu’il lui ressemble, ses parents sont séparés comme les siens et il ne s’entend pas avec sa belle mère comme lui. Et surtout, ils ont un autre point commun qui les rapproche beaucoup, Hermès est un peu voleur et un peu menteur comme lui…

Des savoirs fondamentaux qui ne s’inscrivent pas.

Kevin, que je vois chaque semaine pour un soutien psychopédagogique, vient d’entrer en classe de 5e. Son problème c’est qu’il n’a pas le niveau pour suivre le programme et qu’en plus il se fait souvent exclure des cours pour agitation et insolence.

Selon lui, il sait lire, mais il n’arrive toujours pas après une lecture silencieuse à dégager l’idée principale d’un texte de cinq lignes.

Selon lui, il sait écrire, mais quand il fait une dictée, il n’accorde toujours pas le verbe avec le sujet et écrit encore beaucoup de mots comme il les entend.

Selon lui, il sait parler bien sûr, et depuis longtemps, mais il n’est pas capable d’enchaîner deux arguments pour défendre une idée. S’il est en désaccord avec son interlocuteur, pour donner de la force à son propos, il termine ses phrases par : « va te faire » ou « t’es qu’un bouffon », si c’est un camarade. Par contre s’il veut se montrer respectueux et poli comme avec moi, pour me convaincre il termine son argumentation par « sur la vie de ma mère ».

Kevin n’est pas une exception. C’est l’élève sur cinq de nos statistiques qui va quitter l’école sans maitriser les savoirs fondamentaux.

Trois freins considérables pour apprendre.

Bien au-delà de ses manques dans les savoirs de base. Il doit avancer avec trois insuffisances notoires qui sont des freins considérables à l’apprentissage.

Première insuffisance : Il ne sait pas écouter, c’est-à-dire qu’il ne sait pas se mettre dans une écoute constructive qui lui permettrait de greffer de nouvelles représentations sur les siennes.

Étape indispensable pour en arriver à une lecture efficace et au sens de l’opération.

Seconde insuffisance : Il ne sait pas s’exprimer, c’est-à-dire qu’il ne dispose pas d’une parole étayée et soutenue par la réflexion, ce qui l’empêche d’en arriver au langage argumentaire, étape incontournable pour organiser et structurer sa pensée.

Et la troisième insuffisance : Il n’arrive pas à décoller de ses préoccupations infantiles et personnelles. Son désir de savoir reste soumis aux ressorts les plus archaïques de la curiosité. Le sadisme, le voyeurisme, la mégalomanie sont toujours à l’œuvre et l’empêchent de s’intéresser aux règles et aux lois qui organisent la connaissance.

Des compétences psychiques insuffisantes pour affronter les contraintes de l’apprentissage.

Pourquoi ce garçon que je sais normalement intelligent en est-il arrivé là ?

La raison en est simple, ne la compliquons pas en allant chercher le secours de la neurologie ou de la génétique : Kévin n’a pas construit au cours de ses premières expériences éducatives les compétences psychiques nécessaires pour affronter les contraintes de l’apprentissage.

Elles sont insuffisantes dans quatre domaines au moins

Tout d’abord, Kevin n’est pas capable d’admettre et de reconnaitre ses manques devant le savoir. Il est dans une illusion de complétude qui le détourne de l’effort. Ce à quoi il n’a pas accès est jugé très vite inutile ou inintéressant.

Deuxième insuffisance : il ne sait pas attendre. Son besoin d’immédiateté et de tout tout de suite l’amène à dévaloriser ce qui se construit avec le temps.

Troisièmement, il n’est pas habitué à respecter des règles. Dès qu’il est face à un cadre rigoureux et précis, il cherche d’abord le moyen de s’y soustraire.

Et quatrièmement, il ne peut pas affronter un court moment de solitude. Il a toujours besoin d’être dans le lien avec l’autre pour se sentir exister…

Du coup, la confrontation avec ces exigences, qui font partie intégrante de l’apprentissage, provoque chez lui l’arrivée de sentiments parasites (frustrations excessives, émotions fortes, retour de peurs infantiles) qui le déstabilisent en infiltrant son fonctionnement intellectuel et le pousse à détester ce moment.

Un retour à l’équilibre sur l’abandon de penser.

Mais le processus ne s’arrête pas là : après l’étape de la déstabilisation arrive celle du retour à l’équilibre.

qui va se faire sur le sacrifice de la pensée

Voici comment les choses se passent :

Pour échapper au dérèglement, Kévin a compris depuis longtemps qu’il lui fallait éviter le temps réflexif de l’apprentissage déclencheur principal de cette déstabilisation.

Il a donc mis en place des stratégies qui vont lui permettre de court-circuiter le temps du doute, mais qui vont faire de lui un véritable « phobique du temps de suspension ».

Ces stratégies vont certes le protéger de toutes ces émotions et sentiments parasites, mais elles vont aussi le conduire tout droit à l’échec scolaire.

De quoi s’agit-il ? Chez Kévin nous allons retrouver trois grandes défenses très souvent utilisées par les empêchés de penser.

1) D’abord, faire venir à lui des idées d’autodévalorisation ou de persécution. Dès qu’il est sollicité pour un temps réflexif, Kévin commence par dire que c’est trop dur ou que c’est un exercice pourri.

2) Privilégier un fonctionnement intellectuel en association immédiate. Pour griller le temps de suspension Kévin a trouvé une botte secrète, il va vite. Il démarre avec la sonorité d’un mot ou avec l’image qui celui-ci lui a renvoyée en tête. Il survole un texte ou un énoncé en piochant quelques mots qui attirent son attention. Peu importe si ce glissement le situe à côté du sens ou de la question, peu importe s’il ne comprend qu’une partie de l’énoncé.

Ce mode de fonctionnement a contribué à développer chez lui une grande vivacité intellectuelle, un vrai sens de la répartie, mais aussi une incapacité à entrer dans un moment de recherche et de construction.

3) Troisième défense : utiliser des troubles du comportement. Kévin s’agite et s’oppose, non plus seulement quand il réfléchit, mais dès qu’il est confronté à l’autorité et à la rigueur, souvent même dès qu’il entre en classe.

Ce qui complexifie le décodage de ses difficultés et qui a amené certains spécialistes à repérer ici une hyper activité avec déficit de l’attention.

Un regard presque lucide sur son fonctionnement

Pour vous convaincre du bienfondé de mon point de vue, je vous invite à écouter Kevin lorsque je l’aide à décoder l’origine de ses difficultés à apprendre : « c’est quand je ne trouve pas tout de suite la réponse à une question et que je dois continuer à chercher que ça ne va plus. »

Le point de départ de la difficulté a en tout cas le mérite d’être bien ciblé.

Quand je l’encourage à préciser ce qui lui arrive, voici ce qu’il me dit : « J’ai trop d’idées qui arrivent en même temps, elles se brouillent dans ma tête et ça m’énerve. C’est là que je bouge sans le savoir. Je fais pas exprès comme le croient les professeurs. »

Quand je lui demande quelles sont ces idées il n’est pas très clair, mais il peut me dire qu’il craint parfois de disparaitre, parfois que tout se mélange en lui pendant qu’il cherche à répondre à la question.       Comment sort-il de cette situation inquiétante ?

En faisant ce que Sophie De Mijota appelle un abandon de pensée.

Il me le dit très clairement : « il faut que j’arrête tout. Si j’insiste pour continuer ou si quelqu’un veut m’obliger à continuer mon travail alors que je suis déjà énervé, j’ai l’impression que tout va éclater en moi, ça fiche la trouille d’abord et la haine après, surtout contre ceux qui me parlent à ce moment-là en disant que je fous rien. »

Pour pas arriver à ça, je préfère dire que c’est trop dur ou que c’est un exercice bidon. C’est comme cela que j’arrête, mais ça m’attire des ennuis avec les professeurs et beaucoup de mauvaises notes. »

Comment réconcilier Kévin avec la pensée ?

je sais qu’aucun changement véritable n’aura lieu tant qu’il n’aura pas franchi deux étapes.

La première : pouvoir enrichir et sécuriser ses représentations.

Si à chaque fois qu’il revient à lui, pour comprendre un problème mathématique ou pour donner du sens à une lecture, il ne bute que sur des éléments inquiétants ou chaotiques, il va continuer à s’agiter au lieu de réfléchir.

Il va donc falloir l’aider à construire un monde interne un peu plus riche et un peu plus sécurisé sur lequel il va pouvoir enfin s’appuyer.

Mais comment cela peut-il se faire avec un garçon aussi limité dans son expression et dans son questionnement ? Comment cela peut-il se faire avec un garçon qui ne demande rien sinon qu’on lui fiche la paix ?

Pour moi la démarche la plus naturelle, mais aussi la plus essentielle, qui va rendre les autres formes d’aide possible, c’est de le nourrir avec la culture.

Avec un but : l’aider à mettre du mot et du récit sur ces émotions excessives qui le dérèglent dès qu’il est face au doute.

Pour donner de la force et de l’intérêt à ce nourrissage culturel je vais lui lire à haute voix des histoires qui nous parlent des grandes inquiétudes, des grandes préoccupations humaines que je vais trouver dans les contes ou les récits fondateurs des religions.

Il va donc falloir que je réussisse à l’intéresser et à le réconcilier avec l’écoute si je veux que ce nourrissage soit efficace. C’est ce qui va m’amener à choisir la lecture à haute voix pour faire ce nourrissage en commençant par des textes courts, faciles à comprendre et porteurs des angoisses les plus archaïques comme les contes de Grimm.

C’est ensuite, au bout d’une dizaine de rencontres quand j’ai senti Kévin réconcilié avec l’écoute que je lui ai présenté Hermès.

La seconde : être entrainé à entrer dans la démarche réflexive et à l’utiliser.

Kévin a développé au fil des années une rigidité mentale et un fonctionnement en association immédiate, pour échapper au temps de suspension nécessaire à la pensée, et il ne va pas magiquement changer cette organisation.

Il va donc falloir lui proposer des exercices pour y arriver. Le meilleur moyen de le faire est de l’entrainer avec le matériel apporté par le nourrissage culturel à faire passer par ses propres mots les grandes idées d’un récit qui l’auront interpelé dans ses préjugés et ses inquiétudes et de l’inciter à l’argumentation avec cette base.

Cet exercice va aussi contribuer à enrichir son monde interne et l’aider à pouvoir s’y référer.

Renouer avec la pensée grâce à Hermès.

Comment faire tout cela ? C’est ici qu’Hermès nous a apporté son aide précieuse.

C’est avec lui que nous cheminons depuis presque une année.

À chacune de nos rencontres, je vais lui lire deux épisodes d’un livre qui s’intitule le feuilleton d’Hermès écrit par Murielle Szac

. Kévin est passionné par cette histoire qui lui permet enfin de se laisser aller à une activité qu’il ne savait pas vraiment faire : construire des images dans sa tête avec les mots entendus.

Au début de cette année il a pu me dire : « c’est dommage qu’il n’y ait pas de film sur Hermès car j’aimerais bien voir s’il est vraiment comme je l’imagine. J’aimerais aussi voir l’Olympe, avec ses fontaines d’ambroisie. J’ai du mal à comprendre où elles sont placées. »

Malgré ce handicap, avec une sorte de fierté, pour me montrer qu’il est efficace dans l’exercice, tout de suite après ma lecture qui dure une dizaine de minutes il tient à me faire rapidement une petite bande dessinée pour me prouver qu’il a parfaitement compris les enchainements du récit.

Nous discutons ensuite de ce qui l’a surpris, questionné,, dérangé… et dieu sait si dans la mythologie grecque il y a des choses surprenantes.

Pour faire naitre les premiers acteurs du monde, c’est le ciel et la terre qui s’en occupent, en faisant l’amour bien sûr. Jusque là rien de trop étonnant, c’est de la mythologie. Mais il se trouve que le ciel est le fils de la terre ce qui a beaucoup choqué Kévin.
Il s’est rassuré en me disant que c’est la raison pour laquelle ils ont été punis en mettant au monde des enfants handicapés ; il parlait des cyclopes et des géants aux cent bras.

Par contre qu’un fils veuille tuer son père comme l’ont fait Zeus et Kronos lui a paru beaucoup plus légitime. « les vieux c’est souvent qu’il veulent pas que les jeunes leur piquent la place, mais Ouranos et Kronos ils veulent carrément empêcher leurs enfants de vivre, c’est plus grave. »

Ce jeune dieu auquel s’identifie Kévin est le contraire d’un empêché de penser. Tout ce qu’il entreprend l’amène à observer et à questionner pour essayer de comprendre.

Pour savoir, il ne suffit pas de voir.

Hermès va lui apprendre que pour savoir il ne suffit pas de voir. Pour bien connaitre, il faut parfois chercher, faire des liens, se faire expliquer autrement, savoir attendre.

Hermès veut tout savoir sur le fonctionnement du monde et il entraine Kévin dans son élan.

Pourquoi son père est-il le maitre du monde alors qu’il a des frères plus âgés ? Comment a été créée la terre ? D’où vient la violence ? Pourquoi l’amour ? Comment est arrivé l’homme ? Comment expliquer ces conflits entre les personnes d’une même famille ? Pourquoi les dieux maintiennent les hommes dans la dépendance et la fragilité ? Pourquoi faut-il obéir ? À quoi servent les punitions ? Que se passe-t-il après la mort ? .

Toutes ces questions, Kévin ne se les était jamais posées et pourtant il prend vite conscience que lui aussi avait des idées « au fond de sa tête » comme il me le dit, sur ces sujets. Pour pouvoir m’en parler, il aime d’abord s’appuyer sur le dessin. C’est encore un peu pauvre, mais c’est le tremplin qui lance sa parole.

Hermès va lui apprendre que pour comprendre le présent. Il ne faut pas avoir peur de revenir sur le passé. Pour savoir ou l’on va encore faut-il savoir d’où l’on vient. Kévin n’en était pas convaincu : « ce qui est passé est passé çà ne sert à rien de revenir là-dessus ». Mais il finit par reconnaitre qu’il aimerait bien lui aussi pouvoir faire des retours en arrière, et assister à des évènements qui ont eu lieu avant son arrivée au monde :

Pour connaitre ce grand-père dont tout le monde dit du bien et qui a été l’un des premiers à conduire le TGV en France.

Pour assister à sa propre naissance par exemple, ou encore savoir pourquoi ses parents se sont séparés.

Hermès lui fait comprendre aussi que la maitrise du langage n’est pas un truc réservé aux filles ou aux faibles, comme il le croyait. Pour se sortir des situations les plus périlleuses, pour avoir des informations, pour faire tourner les évènements à son avantage, pour commander, pour séduire, il faut avoir des mots et savoir s’en servir.

Pour conclure : et si l’on présentait le savoir dans la classe avec une médiation culturelle ?

Comme conclusion provisoire, puisque je vais encore suivre Kévin cette année, je dirais qu’incontestablement je le vois se dégager de son fonctionnement en empêchement de penser.

Il n’est plus pris par ce mouvement de fuite devant le temps de suspension. Son langage, dans sa capacité à tenir compte de l’autre, pour l’écouter, le questionner, pour chercher à se faire mieux comprendre s’est modifié de façon spectaculaire.

Les parents comme les professeurs ont remarqué ce changement qui s’accompagne d’une diminution des troubles du comportement et du vécu d’injustice qui le caractérisait à l’école.

Pour autant, le chemin qui va lui permettre de combler ses lacunes dans les savoirs de base est encore long. Kévin commence à écrire et je mesure à quel point, malgré son adhésion, il va encore lui falloir du temps pour maitriser les règles de la grammaire et de l’orthographe.

Pour terminer et élargir mon propos, je poserai une question qui me vient en tête chaque fois que je rencontre un empêché de penser comme Kévin.

Pourquoi dans notre école continuons-nous à privilégier les aides qui prennent la forme d’entrainement supplémentaire et de répétition pour lutter contre l’échec scolaire ? Alors que selon toute évidence les 15 % de jeunes gens qui sortent chaque année de notre école sans maitriser les savoirs fondamentaux auraient avant tout besoin de nourrissage culturel et d’entrainement à s’exprimer pour changer leur fonctionnement devant l’apprentissage.

Je le vois faire depuis quelques années dans des écoles avec lesquelles je travaille et l’on peut mesurer à quel point nous avons là un moyen formidable, facile à utiliser, et peu couteux pour faire fonctionner ensemble des élèves différents, lutter contre le décrochage scolaire et rendre plus attractif le travail des professeurs.

Serge BOIMARE

Pour aller plus loin, la conférence donnée par Serge Boimare en Sorbonne le 27 novembre 2019 :

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Depuis plus de quarante ans, Serge Boimare, psychopédagogue, accompagne des enfants et des adolescents qui refusent les apprentissages scolaires. Il a commencé comme instituteur spécialisé, puis est devenu rééducateur et psychologue clinicien, avant de devenir le directeur pédagogique du Centre Claude Bernard à Paris, jusqu’en 2010. Au fil des ans, sa pratique et ses recherches l’ont conduit à bien identifier les ressorts mis en œuvre dans ces conduites d’échec et à mettre au point une démarche de remédiation qu’il appelle « la médiation culturelle ». Cette démarche, qu’il expérimente auprès de très nombreuses classes en élémentaire comme dans le secondaire, porte ses fruits aussi bien avec les élèves « empêchés de penser »  pour désamorcer leur « peur d’apprendre »  qu’avec les élèves moyens ou avec les plus brillants et adaptés à l’effort scolaire.

Depuis sa parution en 2006, le livre écrit par Murielle Szac, Le Feuilleton d’Hermès, la mythologie grecque en 100 épisodes lui sert de ressource et de support pour étayer cette démarche.

Parmi les ouvrages écrits par Serge Boimare, nous recommandons particulièrement : 

Serge Boimare, Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2e édition, octobre 2019..
Serge Boimare, L’Enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 3e édition, février 2019.

Photo © Philippe Barnoud