« La vue d’une arme t’attire aussi sûrement que la rose attire l’abeille… »

Même s’ils semblent programmés pour porter les valeurs d’une virilité armée, et si le manque de courage au combat est rejeté du côté féminin, les guerriers d’Homère sont avant tout des héros parce qu’ils pleurent ! C’est l’une des nombreuses surprises que nous réserve la vision du masculin et du féminin dans l’épopée. Dans un article écrit pour le n°69 de la Revue « Enfances et psy » (2016) , Murielle Szac nous entraîne dans une petite promenade dans une mythologie grecque moins manichéenne et stéréotypée qu’on l’imagine…

Ceintures dorées, bagues et colliers argentés, robes brodées, voiles de soie et sandales finement tressées… Le marchand barbu qui vient d’arriver au palais du roi Lycomède sur l’île grecque de Scyros étale un monceau de merveilles devant les femmes de la cour. Leurs yeux brillent de convoitise ; elles se jettent sur la marchandise en poussant des cris de joie, se drapent dans les étoffes aux fils d’argent, essayent les bracelets et boucles d’oreille en or… Au milieu du sac, parmi les colifichets, le marchand a glissé un poignard finement ciselé. Une de ces armes dont on peut deviner la magnificence au premier coup d’œil, si l’on est habitué au maniement des armes. L’une des femmes, aux lourdes boucles blondes tirant sur le roux, appelée Pyrrha (la Rousse) s’empare immédiatement de l’arme. En la voyant manier le couteau, le marchand ne peut réprimer un sourire. Il fait un geste discret à l’un de ses compères qui brandit une trompette et sonne brusquement la charge. Toutes les femmes, effrayées, lâchent les objets qu’elles tenaient et s’enfuient en courant. Toutes sauf une : la Rousse. Elle au contraire a bondi, brandissant l’arme, prête à combattre. Ulysse – car le marchand c’était lui bien sûr, l’homme aux mille ruses – s’approche alors d’elle et lui pose affectueusement la main sur l’épaule en disant : « Achille, c’est bien toi n’est-ce pas ? La vue d’une arme précieuse t’attire aussi sûrement que la rose attire l’abeille. J’ai fait sonner la charge qui appelle le soldat à combattre : tout ton corps a répondu à l’appel. Tu ne peux pas rester plus longtemps caché dans ce harem. Viens avec nous combattre et prendre ta place de chef. » Et voilà comment le valeureux Achille fut démasqué et partit à la guerre de Troie. Que faisait-il dissimulé ainsi ?

Caché dans les jupes des femmes

Adolescent, Achille était déjà réputé pour son courage et son habileté aux armes, lui qui avait été éduqué par le centaure Chiron. Mais sa mère Thétis savait que s’il partait à la guerre, il n’en reviendrait pas vivant. Voilà pourquoi elle le cacha pendant neuf années au milieu des femmes. Pour autant Achille ne devint pas féminin : l’histoire raconte qu’il vécut alors avec l’une des filles du roi Lycomède, dont il eut même un enfant qui s’appellera Pyrrhus… masculin de Pyrrha ! Si les anciens attribuent aux femmes un penchant pour les fanfreluches et aux hommes pour les arts de la guerre, rien n’indique s’il s’agit d’un penchant naturel ou lié à l’éducation… En revanche, il est clair que les hommes ne sont pas nécessairement assoiffés de bataille et de sang…

Ainsi, face au combat, un autre grand héros joua lui aussi l’esquive. Celui qui vint ainsi démasquer Achille caché par sa mère au milieu des jupes des filles chercha lui aussi à échapper à son destin guerrier, en se faisant passer non pour une femme mais pour un fou… Lorsque les Grecs se rassemblèrent pour partir laver l’honneur de Ménélas dont la femme Hélène venait de s’enfuir avec le jeune Troyen Pâris, Ulysse venait d’être père. Il n’avait aucune envie de quitter son fils Télémaque et sa femme Pénélope. D’où la simulation de la folie. Mais sa ruse fut démasquée en jouant sur sa fibre paternelle : le prétendu fou labourait la plage en semant des poignées de sel. Pour vérifier s’il avait réellement perdu la raison, son fils fut jeté devant le soc de sa charrue… Il fut bien obligé d’arrêter son attelage, signe qu’il avait en réalité toute sa tête, pour éviter que le bébé ne soit broyé… Ulysse comme Achille, les grands héros de la guerre de Troie ne sont donc pas des va-t-en-guerre, ils n’ont pas le goût du sang. Leur virilité n’en est pourtant jamais écornée.

Le grand héros grec est celui qui verse des larmes

De plus, le héros homérique est un grand héros parce qu’il verse des larmes. Chez Homère pleurer n’est pas un signe de sensiblerie mal placée, voire d’un manque de virilité, mais bien au contraire la manifestation d’une attention à autrui. Certaines vertus des héros de l’épopée empruntent aux archétypes féminins et brouillent ainsi les cartes. Si on retrouve de manière évidente et attendue une dépréciation de l’adversaire et de son manque de courage systématiquement associé aux valeurs féminines à travers des insultes sexistes, d’autres attitudes plutôt féminines sont prêtées aux héros qui ne sont plus dans ce cas péjoratives. Le mauvais guerrier est abreuvé de sobriquets qui l’assimilent à une femme ou une femelle. Mais le bon guerrier est aussi celui qui sait être doux et presque maternel. C’est aussi celui qui porte l’amour conjugal en étendard, que ce soit Ulysse et sa Pénélope, Hector et son Andromaque ou bien encore Achille qui tombe amoureux de sa captive Briséis au point de renoncer à combattre quand Agamemnon la lui arrache.

Mais le bon guerrier dans l’épopée homérique est avant tout…celui qui sait pleurer ! Comme l’analyse très bien Hélène Monsacré (1), quand Achille ne combat pas, il pleure : « Tout laisse à penser que pour un héros épique, pleurer n’était pas seulement exprimer un désarroi momentané mais relevait bien plus d’un comportement constitutif de sa nature ». En effet même s’ils acceptent la nature de la guerre, et leur destin, les hommes souffrent de la mort de leurs amis. Ils sont héroïques par leur proximité avec la mort, mais aussi avec la douleur et la perte de leurs proches. Si tous les grands héros et même les Dieux pleurent abondamment à l’époque Homérique, on verra ces ruisseaux de larmes s’assécher à l’époque classique, au moment où la virilité impose de ne plus verser aucune larme sous peine d’être accusé de féminité…

Restons un instant sur Achille. Il nourrit pour son double, Patrocle, une affection sans limite. Et cet autre lui-même mourra lorsqu’il revêtira son armure et prendra en quelque sorte sa place. La mort de Patrocle préfigure la mort d’Achille. Si certains, beaucoup plus tard, ont voulu voir dans la douleur d’Achille le signe d’une relation homosexuelle, c’est encore une fois me semble-t-il en projetant des interprétations d’une époque sur un texte qui reste limpide à ce sujet. Chez les Grecs anciens la souffrance n’est pas féminine, l’expression de la douleur non plus…

Femmelette ? Tu parles comme mon père…

En revanche, certains personnages sont raillés pour leur manque de virilité. Le plus charmeur de tous, le joli cœur de Pâris qui en séduisant la belle Hélène fut à l’origine de la sanglante guerre de Troie, est souvent assimilé à une femmelette au cours du poème. L’ambiguïté de ce coureur de jupons est liée à son manque de courage et cette poltronnerie le renvoie du côté des femmes. Car si elles peuvent parfois faire preuve d’un grand courage, elles sont résolument exclues du champ de bataille. Preuve en est le combat singulier entre l’amant et le mari d’Hélène. Ménélas et Pâris se battent férocement. Mais Pâris est sous la protection de la déesse de l’amour Aphrodite. C’est elle qui fait que la lame du roi de Sparte se brise en plusieurs morceaux sur le casque de Pâris. Et lorsque, furieux, Ménélas saisit Pâris par la queue de cheval de son casque, le déséquilibre, le traîne au sol brutalement, et étrangle le jeune Troyen avec la courroie du casque Aphrodite intervient à nouveau. Elle tranche la courroie du casque de son épée et enveloppe le champ de bataille d’un nuage de poussières. Lorsque le nuage se dissipe, Pâris a disparu. La foule lève les yeux sur les murailles et aperçoit le Troyen aux côtés de la belle Hélène. Quelqu’un crie : « la déesse Aphrodite a renvoyé ce lâche dans les draps de sa belle ! » Et un grand rire moqueur secoue les rangs grecs.

Quant aux femmes de l’épopée, elles sont parfois, en miroir inversé de leurs hommes, dotées de vertus très masculines. Arrêtons-nous un instant sur Pénélope. Celle que le poème compare parfois à un lion, et non à une lionne… Celle qui est qualifiée de femme à la forte main, qualificatif seulement attribué à Athéna, la déesse de la guerre nous rappelle Hélène Monsacré. Sans Pénélope, il n’y a pas d’odyssée. C’est elle qui garde la mémoire et la maison. C’est elle qui, pendant les dix ans d’absences de son mari, « porte le pantalon » pour utiliser une image aussi parlante qu’anachronique.

J’affectionne particulièrement une figure secondaire de l’Odyssée qui révèle peut-être plus que tout la vision extrêmement moderne des vertus constitutives du masculin et du féminin : il s’agit d’Elpénor, le plus jeune des compagnons d’Ulysse. Et voici le récit de la présence de ce tout jeune homme qui s’était embarqué parmi les guerriers d’Ithaque en jurant qu’il rendrait mille services : « À peine parti, lui sur qui l’on comp­tait pour donner un coup de main à la prépara­tion des repas, avait été saisi par le mal de mer. La nausée ne le quittait que lorsque le bateau fai­sait escale ! Une fois le campement dressé sous les murailles de Troie, Elpénor s’était révélé le moins courageux de tous. Il tremblait de peur au moindre bruit, la vue d’une blessure ou d’un mort le faisait s’évanouir… Bref, Elpénor n’était pas du tout fait pour la guerre. Les autres le prirent vite pour souffre-douleur ; ils moquaient ses traits gracieux de fille, sa peau délicate et la rapi­dité avec laquelle ses larmes jaillissaient. Ulysse s’interposa plusieurs fois, prenant le garçon sous sa protection. Devant les autres, il le protégeait, mais seul avec lui, il ne pouvait s’empêcher de le bousculer : « Par tous les dieux de l’Olympe, Elpénor, qu’es-tu venu faire avec mes hommes ? Pourquoi n’es-tu pas resté avec ta maman et tes jouets ? » Elpénor baissait la tête et, le plus souvent, ne répondait rien. Un jour où le garçon s’était montré particulièrement couard en se dissimulant dans un panier de linge pour éviter de partir sur le champ de bataille, Ulysse s’était énervé plus fort que d’habitude. Les femmes qui s’occupaient du camp étaient venues le chercher en riant. Puis elles avaient soulevé devant lui le couvercle du panier, et il avait découvert Elpénor « Tu mérites de rester à t’occuper de la cuisine et du linge avec les femmes, puisque tu refuses de te battre ! Tu n’es qu’une femmelette ! », avait crié Ulysse. Elpénor, cette fois, avait planté ses yeux dans les siens et avait répondu : « Tu parles comme mon père. Je suis parti avec toi pour prouver à papa que j’étais un homme. Pour ne plus l’entendre me traiter de femmelette… Si toi aussi tu le dis, c’est que je ne suis pas capable d’être un homme. Je n’ai de place nulle part. » Et l’adolescent avait déplié son corps de sauterelle, puis s’était éloigné à grandes enjambées. À cet instant, Ulysse avait croisé le regard de la vieille Houmariaka ; il était plein de reproches. « Chacun est comme il est, ne crois-tu pas ? Peut-être qu’Elpénor n’aura jamais de courage au combat, mais lui ne te trahira pas. On ne peut pas en dire autant de tous tes guerriers…» (2) Effectivement, lorsque son équipage fomente une mutinerie, le seul qui lui reste fidèle sera le jeune Elpénor. Lorsque celui-ci, victime d’un accident chez Circé, se rompt le cou, Ulysse pleure sa mort comme si c’était son fils. Et lorsque descendu aux Enfers, il échange avec l’ombre du jeune mort, voici ce que celui-ci lui demande : « « S’il te plaît, plante une rame, celle que j’utilisais sur ton vaisseau ; plante-la debout, fièrement dressée, à l’endroit de mon tombeau. Ainsi, chacun pourra savoir que je fus, malgré tout, plein de courage. » Puis, dans un souffle, il ajouta : « Si mon père passe un jour par là, il comprendra que je n’étais pas une femmelette…»

Les secrets de la puissance féminine : de la curiosité tragique au plaisir décuplé

Lorsque Prométhée crée l’Homme, il n’est pas question d’un être sexué mais d’un être qui se dresse debout, et qui regarde le ciel et les Dieux en face. Mais lorsque Zeus veut se venger de Prométhée, il décide de châtier les créatures du Titan, les humains. Pour cela, il invente un véritable cadeau empoisonné … la première femme de l’humanité, Pandora, ce qui signifie cadeau de tous. C’est par elle que les catastrophes arrivent. C’est sa dévorante curiosité qui lui fait enfreindre sa promesse de ne pas ouvrir une mystérieuse jarre entreposée chez son mari Epiméthée. La colère, la jalousie, l’envie, la méchanceté, la folie, la vieillesse et la mort sont ainsi libérés et se répandent sur la terre. C’est un peu comme si les hommes quittaient un paradis pour tomber en enfer, à cause du sacrilège commis par la première femme…

Les Dieux et ceux qui gravitent autour d’eux n’échappent que rarement aux métamorphoses. Dans ce cas, le sexe importe peu. Ainsi Zeus se transforme-t-il en déesse pour tromper l’une de ses nombreuses proies. La déesse Artémis avait parmi ses compagnes une nymphe nommée Callisto. Zeus n’hésita pas, en effet, à se métamorphoser en Artémis pour la séduire. Pour autant Zeus, l’insatiable joli cœur, ignorait l’essentiel de la nature féminine. Tout en brûlant de la mieux connaître.

Pour quelle raison le devin Tirésias fut-il frappé de cécité ? Parce qu’il révéla les secrets du plaisir féminin à Zeus. Héra, furieuse de savoir ce secret divulgué le rendit aveugle. Et pour compenser Zeus dota Tirésias du pouvoir de divination. Mais comment Tirésias connaissait-il ce secret ? Parce que durant sept ans, il avait été lui-même… une femme. En effet ce jeune homme tout ce qu’il y a de plus anodin et anonyme se promenait un jour lorsqu’il tomba sur deux serpents accouplés. Contrairement au dieu Hermès qui, lui, tomba sur des serpents en train de se battre et leur tendit un bâton autour duquel ils s’enlacèrent ; Tirésias tendit un bâton mais pour séparer les serpents enlacés. Ce geste de rompre un accouplement lui valut cette condamnation à être transformé en femme. Naturellement lorsqu’il put retrouver son sexe originel, il avait découvert les mystères du plaisir féminin. C’est pourquoi Zeus qui se querellait avec sa femme à ce sujet vint le consulter. Chacun des deux prétendait que le plaisir de l’autre sexe était le plus grand… Tirésias trancha : « si la jouissance était composée en dix morceaux, la femme en récolterait neuf et l’homme un seul. » Mais ce secret là ne devait pas être divulgué… d’où le châtiment terrible de Tirésias ! Ce qui est intéressant, c’est que Tirésias est consulté au nom de sa double expérience. Comme si, en la matière, les Grecs se réservaient le droit de l’altérité la plus complète.

Un autre personnage mérite que nous nous y arrêtions : le fils d’Hermès et d’Aphrodite, Hermaphrodite. Ce jeune homme avait 15 ans lorsque lui arriva la mésaventure suivante. Une jeune nymphe nommée Salmacis tomba éperdument amoureuse de lui. Il faut dire que sa beauté était sans égale. Mais Hermaphrodite repoussa les avances de la nymphe. Il préféra aller se baigner dans un magnifique lac tout proche, ignorant que c’était justement le domaine de la nymphe. Une fois nu, Hermaphrodite plongea. La nymphe l’agrippa aussitôt et supplia les dieux de faire que jamais leurs deux corps ne se séparent. Pourquoi fut-elle exaucée ? Nul le dit. Toujours est-il qu’à dater de cet instant, Hermaphrodite fut à la fois un homme et une femme.

Des héros dotés de vertus féminines et des héroïnes identifiées par leurs valeurs masculines ; un guerrier qui se travestit en jeune fille ; un jeune garçon qui part au combat pour prouver sa virilité ; un homme qui devient temporairement une femme, un autre qui se retrouve doté des deux sexes, et même le dieu des dieux capable de se glisser dans la peau d’une femme : les Grecs anciens étaient du genre à s’interroger sur la nature même du masculin et du féminin. Les Dieux et les héros de la mythologie grecque apportaient des réponses, de celles qui ouvrent les portes de l’imagination, de la réflexion et de l’humaine condition.

Murielle Szac

  • Les Larmes d’Achille, Hélène Monsacré, Editions du Félin, 2010
  • Le Feuilleton d’Ulysse, 49ème épisode, de Murielle Szac, Bayard Editions 2015